Chauffeurs / Contrat : la justice française a-t-elle achevé Uber ?
La Cour de cassation (plus haute juridiction civile française) vient de requalifier le contrat liant un chauffeur à la plateforme Uber en contrat de travail (arrêt du 4 mars 2020).
Cette affaire concernait un chauffeur qui avait saisi le Conseil de Prud’hommes de Paris, suite à son exclusion de la plateforme, pour demander à ce que son contrat de partenariat (prestation de service) soit requalifié en contrat de travail. Le Conseil de Prud’hommes ne lui avait pas donné raison mais la Cour d’appel de Paris avait, elle, jugé que le chauffeur était bien lié à la plateforme par un contrat de travail.
Aujourd’hui, la Cour de cassation confirme cette position, en indiquant que le statut d’indépendant du chauffeur était fictif et qu’il y avait lieu de caractériser dans cette relation contractuelle un lien de subordination.
Pourquoi la Cour de cassation a-t-elle considéré qu’il y avait contrat de travail ?
En droit français, les travailleurs indépendants (inscrits comme auto entrepreneurs, par exemple) bénéficient d’une présomption de non-salariat, permettant ainsi de ne pas leur appliquer le droit du travail. Cependant, selon un autre principe, l’existence d’une relation de travail salariée ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont données à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité professionnelle.
En d’autres termes, un contrat de prestation de service peut être requalifié par un juge en contrat de travail si les éléments caractérisant un tel contrat sont réunis.
Selon une jurisprudence bien établie, pour qu’il y ait contrat de travail, il faut, outre une prestation de travail et une rémunération, un lien de subordination. Celui-ci est caractérisé par le pouvoir pour un employeur de donner des instructions, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner le non-respect des instructions données.
Dans l’affaire Uber, la Cour de cassation applique la méthode usuelle du faisceau d’indices pour retenir l’existence d’un lien de subordination, en se basant notamment sur les éléments suivants :
- L’impossibilité pour le chauffeur de se constituer une clientèle propre et de définir lui-même les conditions d’exécution de la prestation (notamment son prix),
- Le fait que la plateforme impose un itinéraire de course (instruction),
- Le fait que le chauffeur ne connaît pas la destination de la course avant de l’avoir acceptée,
- La possibilité pour Uber de déconnecter temporairement le chauffeur au bout de trois refus de course (sanction),
- La possibilité pour la plateforme d’exclure le chauffeur en cas d’annulations trop nombreuses ou de comportements problématiques trop fréquemment signalés (sanction à nouveau).
La Cour a ainsi retenu que le chauffeur participait à un service organisé de transport dont Uber définissait unilatéralement les conditions d’exercice.
Le lien de subordination était établi et le statut d’indépendant considéré comme fictif.
Le chauffeur devait donc être considéré comme un salarié et aurait dû bénéficier des avantages liés à ce statut : salaire, couverture sociale, congés payés, indemnités de rupture…
A noter que certaines juridictions vont désormais même jusqu’à reconnaître une situation de travail dissimulé. Tel a été le cas récemment devant le Conseil de Prud’hommes de Paris.
Quelles conséquences pour les autres chauffeurs ?
Beaucoup de commentateurs avaient indiqué suite à la décision de la Cour d’appel qu’il s’agissait d’une décision de principe et nombre d’entre eux iront également en ce sens suite à l’arrêt du 4 mars.
Cependant, s’il est probable que cette jurisprudence s’applique à d’autres cas, elle ne sera pas pour autant universelle.
En premier lieu, rappelons que la requalification du contrat de prestation de service en contrat de travail n’est pas automatique. Suite à l’arrêt du 4 mars, tous les chauffeurs Uber ne sont pas devenus automatiquement des salariés.
Pour se voir reconnaître un tel statut, il convient de saisir le Conseil de Prud’hommes en requalification, c’est à dire faire une action en justice, qui peut être longue et coûteuse.
Ensuite, s’il est probable qu’un chauffeur placé dans la même situation que celui ayant gagné dans l’affaire commentée ici, ayant travaillé à la même période et selon les mêmes conditions contractuelles, l’emportera également, il peut en aller différemment si les conditions contractuelles d’Uber changent. A ce sujet, notons que les plateformes d’intermédiation modifient très souvent leurs conditions contractuelles justement pour les faire évoluer à la lumière des décisions de justice récentes (et sur les conseils avisés de leurs avocats !).
Ainsi, les quelques 150 autres chauffeurs qui ont initié le même type d’action devant le Conseil de Prud’hommes ne seront peut-être pas tous traités de la même manière.
Quelles conséquences pour les autres plateformes d’intermédiation ?
Une fois le point fait sur les chauffeurs, qu’en est-il des autres plateformes d’intermédiation, c’est à dire les plateformes numériques de mise en relation prestataire/client.
Tout est une question de contrat.
S’il est vrai que d’autres plateformes de chauffeurs ont également souffert de requalifications de contrats de prestation de service, d’autres ont pour le moment été épargnées.
En outre, les plateformes de livreurs à vélo sont également la cible de ce type d’actions.
On se souvient de Take Eat Easy, société pour laquelle la Cour de cassation avait rendu son premier arrêt en matière de requalification de contrat de prestation de service en contrat de travail (arrêt du 28 novembre 2018).
Ici encore, tout est une question de contrat. Certaines plateformes, probablement plus soucieuses de leurs prestataires (ou simplement pour éviter au maximum le risque de contentieux) ont adopté des conditions contractuelles laissant une grande liberté aux livreurs, notamment dans le choix de l’itinéraire, voire dans la détermination du prix de la course. Dans ces conditions, il sera certainement plus difficile d’obtenir une requalification.
D’ailleurs, tous les chauffeurs et tous les livreurs cherchent-ils la requalification ? La réponse est négative. Les chauffeurs Uber ayant intenté une action représentent 0,2 % du total de chauffeurs présents ou passés chez Uber. De plus, les revendications majoritaires de ces travailleurs concernent plus une revalorisation du prix des courses.
Le nombre d’actions n’est donc finalement pas si élevé compte tenu du nombre de prestataires, certains d’entre eux n’y cherchant qu’un complément de revenus et pour lesquels les conditions contractuelles conviennent parfaitement.
Toujours est-il, que l’on soit pour contre les conditions souvent imposées par certaines plateformes, une décision comme celle rendue par la Cour de cassation a la vertu de nous forcer à réfléchir au travailleur de demain et aux nouvelles formes d’emploi, en particulier pour les plateformes. Faut-il être salarié ? Faut-il être indépendant ? Ou faut-il réfléchir à un troisième statut comme il existe au Royaume-Uni (avec les « workers ») ou en Italie ?
Aux Etats-Unis, la Californie a tranché, par exemple, en obligeant Uber à recruter des chauffeurs en tant que salariés.
En France, le législateur a tenté d’explorer des voies alternatives en accordant aux travailleurs des plateformes des droits (formation et protection contre les accidents du travail) grâce à la loi El Khomri (et son décret d’application du 4 mai 2017), puis plus récemment, en créant des chartes accordant de nouveaux droits aux travailleurs des plateformes, grâce à la Loi d’orientation des mobilités. Cependant, une partie de la loi a été censurée par le Conseil Constitutionnel car certains y ont vu une tentative d’empêcher les travailleurs des plateformes d’obtenir une requalification s’ils bénéficiaient de la charte. Or, rien dans la loi n’était écrit de la sorte.
Le statut des travailleurs des plateformes – et donc, des chauffeurs Uber – reste donc incertain.
Quoi qu’il en soit, même si la décision du 4 mars n’a peut-être pas la portée générale qu’on lui prête, Uber aurait bien pu se passer de cette nouvelle mauvaise publicité, la société ayant déjà à se défendre contre des accusations de conditions de travail déplorables, des interdictions d’exercer dans plusieurs pays et surtout, contre le scandale lié aux agressions sexuelles dans ses VTC.